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Voyages dans le temps
Fanny Drugeon, mars 2015
L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner
(Georges Perec, Espèces d’espaces)
Premières rencontres avec les tableaux de Frédéric Prat au Mudam, 2008, « De la couleur avant toute chose ! » et le passage des poireaux faussement statiques qui narguaient déjà la couleur à son explosion jusque dans les titres des toiles. Puis « Les Détours de l’abstraction », 2012, et quels détours, quels glissements depuis les pionniers de l’abstraction !
« Indépendamment de sa forme », cette précision dans la définition de la couleur, en tant que « caractère d’une lumière, de la surface d’un objet1 » résonne avec les peintures de Frédéric Prat. Un aperçu rapide pourrait risquer de les associer à une pratique strictement formelle. Pourtant un regard plus attentif brise toute tentative d’association formaliste. Un face à face avec une peinture a priori immobile où l’empreinte des différentes strates n’est pas tout de suite perceptible. Les territoires de l’expérimentation s’ouvrent et la question de l’abstraction s’éloigne, tout comme elle s’est éloignée à la fin des années 1950 pour des artistes tels que Robert Ryman, Frank Stella ou Ad Reinhardt. Ryman ouvre de nouveau les interrogations liées à la peinture abstraite, convaincu que l’importance ne réside pas dans le sujet mais dans la manière de peindre. Il est suivi en cela par Reinhardt qui précise : « Il est plus difficile de discourir par oral ou par écrit sur la peinture abstraite que sur tout autre, dans la mesure où son contenu ne se trouve, ni dans un sujet [subject matter], ni dans une histoire, mais dans l’activité même de peindre2. » Et c’est bien cette activité, le fait de peindre, qui est au cœur de la démarche de Frédéric Prat. Pas de sentimentalisme mais une rencontre avec la peinture au-delà du sujet, quand bien même il serait abstrait.
Toutefois, si ses héritages sont multiples, aucune nostalgie n’est présente, uniquement la poursuite d’une couleur qui n’est pas figée, qui évolue au fil des séries, et non la redite d’une histoire formelle. Le tableau se construit progressivement, la temporalité est intégrée au processus de travail de Frédéric Prat. Pourtant, aucune impression laborieuse n’en émane, faisant écho à ce que Matisse écrivait à Henry Clifford, en février 1948, à propos de l’exposition que ce dernier préparait à Philadelphie : « J'ai toujours essayé de dissimuler mes efforts, j'ai toujours souhaité que mes œuvres aient la légèreté et la gaieté du printemps qui ne laisse jamais soupçonner le travail qu'il a coûté. » Toute l’évidence que recherche l’artiste en dépit de la nécessité de passer et de repasser le pinceau sur la toile, d’y ajouter matière, couleurs. Tous ces éléments que Frédéric Prat regarde en peinture, comme son regard sur la peinture ancienne, dont l’approche physique le conduit à observer « l’articulation de la peinture par chaque peintre : Franz Hals, Tintoret, Titien, Caravage, Le Greco3… »
Le travail dans la durée est essentiel, plusieurs moments se constituant : les « couleurs » de 2007 par exemple ou les récents Blancs. L’ensemble est associé à un « flux », comme un flux vital.
« Monochrome », c’est ainsi que Frédéric Prat désigne une partie du tableau, celle qui est appelée à recevoir la couleur comme Rose (2007), le fond aurions-nous pu écrire, mais il n’est pas question ici de fond et de forme. « La couleur du fond détermine la surface, installe le terrain, fait lieu, prépare le plan », précise Frédéric Prat. La chorégraphie chromatique peut alors commencer, mais le monochrome a tout son rôle à jouer, dynamique autant que les couleurs qui sont juxtaposées en épaisseur, les actions prennent place. Devant Bleu (2012), par exemple, les couleurs nous enrobent, le monochrome touche à sa limite, comme une norme qu’on s’apprête à enfreindre, il perturbe les autres couleurs et est perturbé par elles. Mais que sont ces couleurs sinon la présence de l’artiste, son implication physique et ses choix à la fois nets et libres ? Il s’agit de formes qui n’en sont pas ou le deviennent progressivement mais ont été avant tout couleur. Jonathan Lasker parle d’« images abstraites » à propos de ses toiles. La mobilité de l’œil du spectateur est en jeu, il est appelé tant à se mouvoir qu’à demeurer un temps statique.
Couleurs en liberté, couleurs en apesanteur. Rose, Jaune, Noir… La couleur est omniprésente, signifiante, mais elle désigne aussi le tableau par l’intermédiaire du « monochrome » choisi par l’artiste pour chaque tableau. « Je veux que mes tableaux défient toutes nominations pour produire du langage, ils ne doivent donc pas incarner quelque chose de nommable4. »
Les moyens d’expression évoluent, le dessin, tout d’abord délaissé par refus d’une composition contrainte, préconçue, revient. Et par son intermédiaire, une nouvelle manière de distribuer les couleurs, un retour du travail sur la toile blanche et une plus grande densité des couleurs/actions (Blanc, 2014) qui vont parfois jusqu’à se substituer au fond. Le passage aux Blancs (2014-2015), du papier à la toile, aboutit à la libération du principe de monochrome tel que Frédéric Prat l’avait élaboré. Le mode opératoire n’est jamais figé. Plus de couleurs apparaissent ou tout au moins sont distribuées différemment.
La peinture à la fois matérielle et immatérielle, visible et invisible, comme le précisait Merleau-Ponty. « En exposant mes tableaux je veux déterminer un lieu de pensée », explique Frédéric Prat, un lieu de pensée, mais aussi un lieu où penser la peinture. « Le sens de la peinture n’existe que dans le rapport entre le spectateur et la peinture5 », déclarait Günter Umberg. Au final autant de voyages dans le temps, celui de la peinture, celui de l’artiste, le nôtre.
1 Le nouveau petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 1996.
2 Ad Reinhardt, « Abstraction et illustration », conférence non publiée, 1943, dans Cahiers du Mnam, n° 49, automne 1994, p. 81-83 [traduit de l’anglais par Christine Savinel].
3 Échange avec l’artiste, 31 mars 2015.
4 Idem.
5 Joseph Marioni, Günter Umberg, Outside the cartouche – Zur Frage des Betrachters in der radicalen Malerei, Munich, Neue Kunst Verlag, 1986, cité par Christian Besson, « Abstraction faite du spectateur: absorption, réjection, fascination distraction », in Tableaux territoires actuels, 1997, Quimper, Le Quartier, p. 78.
En
Fanny Drugeon, March 2015
Travels in time
“L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner”
(Georges Perec, Espèces d’espaces)
First encounters with the paintings of Frédéric Prat at the Mudam, 2008, “Above all, colour!” passing on to the misleadingly static leeks which were already taunting colour to explosion point even in their titles. Then, “The detours of abstraction”, 2012, and what detours, what shifts since the pioneers of abstraction!
“Regardless of its form”, this precision in the definition of colour, seen as the “nature of a light, the surface of an object”1. resonates in the paintings of Frédéric Prat. At a quick glance they risk being associated with a strictly formal practice. Yet a more attentive look removes any attempt at formalist association. A direct confrontation with a painting a priori immobile where the imprint of the different strata is not immediately perceptible.
The territories of experimentation open up and the question of abstraction recoils, just as it did at the end of the 1950’s for artists like Robert Ryman, Frank Stella or Ad Reinhardt. Ryman re-opens the questions linked with abstract art, convinced that what is important is not the subject but the manner of painting. Reinhardt confirms this view and says: “It is harder to talk orally or in writing about abstract painting than about any other, in that its content cannot be found in a subject [subject matter], or a story, but in the activity of painting itself “2. It is precisely this activity, the fact of painting, which is at the heart of Frédéric Prat’s approach. No sentimentalism but an encounter with painting that goes beyond the subject, even if it is abstract.
However, while the legacies are many, there is no nostalgia here, just the pursuit of a colour that is not fixed, which evolves with each series, and not the repeat of a formal history. The picture is composed progressively, temporality is integrated into the working process of Frédéric Prat. Yet there is no feeling of laborious effort, which recalls what Matisse wrote to Henry Clifford in February 1948, about the exhibition Clifford was preparing for him in Philadelphia: “I’ve always tried to conceal my efforts, I’ve always wanted my works to have the lightness and joy of springtime which never lets all the hard work be felt.” Exactly what the artist is seeking, despite the need to draw his brush again and again over the canvas, adding matter, colours. All these components that Frédéric Prat sees in painting, like his view of the old masters’ painting, where the physical approach leads him to observe “the articulation of paint by each painter: Franz Hals, Tintoretto, Titian, Caravaggio, El Greco” 3.
Work over the long term is essential, composed of several moments in time: the “colours” of 2007 for example or the recent Whites. The whole is associated with a “flux” like a vital flux. “Monochrome” is how Frédéric Prat designates a part of the picture, the part designed to receive colour like Rose (2007), the background, we could have written, but we are not concerned here with substance and form. “The background colour determines the surface, sets up the terrain, establishes the place, prepares what follows”, the artist explains. The chromatic choreography can now begin, but the monochrome has its full role to play, as dynamic as the colours that are thickly juxtaposed, the various actions take their place. Looking at Blue (2012) for example, the colours coat us, the monochrome reaches its limit, like a standard ready to be infringed, it perturbs the other colours and is perturbed by them. But what exactly are these colours but the presence of the artist, his physical engagement and his choices, clear and free? It’s a question of forms which are not forms, or become forms progressively, but which before were above all colour. Jonathan Lasker speaks of his canvases as « abstract images ». The mobility of the viewer’s eye is called into play, it is invited both to move and to remain static for a time.
Colours going free, weightless. Pink, Yellow, Black. …Colour is omnipresent, a signifying element, but it also designates the picture by the “monochrome” intermediary chosen by the artist for each canvas. “I want my paintings to defy any naming process and to produce language, so they must not embody anything nameable” 4.
The means of expression evolve; drawing, initially abandoned as a rejection of constrained, preconceived composition, now returns. And with it, a new way of distributing colours, a return to working on a blank canvas and a greater density of colours/actions (White, 2014) which will sometimes go as far as to take the place of the background. The transition to the Whites (2014-2015), from paper to canvas, results in the freeing of the monochrome principle as Frédéric Prat had elaborated it. The operating mode is never fixed. More colours make their appearance or are distributed differently.
Painting both material and immaterial, visible and invisible, as Merleau-Ponty put it. “In exhibiting my works I want to determine a space for thought”, Frédéric Prat explains, a space for thought, but also a space for thinking the act of painting”. The meaning of painting exists only in the relationship between the viewer and the painter 5.”, declared Günter Umberg. In the end, so many travels in time, the time of the painting, of the artist, and of ourselves.
1. Le nouveau petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 1996.
2. Ad Reinhardt, « Abstraction and illustration », an unpublished lecture, 1943, in Cahiers du Mnam, n° 49, Autumn 1994, p. 81-83.
3. An exchange with the artist, 31 March 2015.
4. Idem.
5. Joseph Marioni, Günter Umberg, Outside the cartouche – Zur Frage des Betrachters in der radicalen Malerei, Munich, Neue Kunst Verlag, 1986, quoted by Christian Besson, « Abstraction faite du spectateur: absorption, réjection, fascination distraction », in Tableaux territoires actuels, 1997, Quimper, Le Quartier, p. 78.