Fr
Elsa Lopez, 2025

Être au carré    E∷⊡◽◻◼ 

“L’abstrait me désespère, il m’échappe”, déclarait Violette Leduc. 
C’est dire s’il soulève interrogations, malaise et réticences. 
C’est dire si l’on n'y comprend rien. 
Mais que faudrait-il comprendre ? 
Énigme posée par votre peinture… 
Je me sens perdue devant elle. 
Elle est comme le soleil cru, aride, et aveuglant au sortir de la caverne, ombreuse et douceâtre. 
Et dont la vue peut choisir de se détourner : on ignore, on méprise, on en appelle à l’infantile – être amoindri, dénué de techniques et de savoirs. 
Paradoxe étrange. 
J’entends souvent dire qu’il faut être éduqué pour comprendre l’abstrait et que c’est en cela, qu’il serait moins puissant, moins intéressant, que le figuré. Mais n’est-on pas au contraire largement éduqué au figuratif ? Habitué, structuré, formaté, à reconnaître, à saisir une nature morte, un paysage, un modèle vivant ? 
Ne nous a-t-on pas appris qu’il s’agissait là du Beau, du Bel Art ? 
N’est-ce pas justement ce même regard que le prisonnier confiant pose sur les simulacres de sa caverne, l'oeil docile, et longuement poli ? 
Pourtant, n’est-ce pas cette peinture, la moins figurative, la plus dénudée, qui vient frapper en plein coeur notre perception du monde — et la fait vaciller ? 
L’abstrait m’échappe parce qu’il m’évade. 
Pour la première fois, je ne suis plus soumise à la doxa. 
Je suis libre. 
Désespérément libre. 
Libre à en crever d’angoisse. 
On sait ce que la liberté subitement recouvrée a d’effrayant… 
Affranchi de la mimesis, libéré du cliché, le regard s’éclaire d’une expérience affective et philosophique. Délesté de toutes ses protections mentales, il se livre à la sensation. Les choses et les objets du monde s’évanouissent derrière l’explosion du sentir : lumières, mouvements. 
Que voit le prisonnier qui n’a encore jamais vu le ciel, sinon le déchaînement de couleurs et de formes inconnues ? De là surgissent des impressions — intrinsèques, imprévisibles, inassignables, et hors du temps. 
Votre peinture est sans mémoire ni perspectives. 
Elle est création fulgurante et nous échappe comme tout ce que l’on ne peut ni comprendre ni retenir. 
Elle n’est ni causale ni narrative, mais soudaine. 
Pure effraction. 
Pour en arriver là, il vous a fallu plonger dans la Crise, et m’entraîner avec vous dans la catastrophe. Abolir les préjugés, l’opinion, la doxa, pour atteindre la vision nue. 
Échapper à toute pré-vision. 
Votre peinture remonte à ras d’existence. Elle fait table rase, déconstruit les réflexes de pensée, les représentations préconçues. 
Elle produit l’inconcevable. 
Et il n’y a pas d’autre façon d’exister que de résister : à l’opinion, à la honte, à la servilité, à l’utile. Libérée des limites imposées, des téléologies de la vie quotidienne, pour ne plus être an-esthésiée par leur fonction prosaïque. 
Qui pourrait alors soupçonner les limites d’une telle peinture ? 
Enfin autorisé à délirer, à fantasmer dans toutes les directions… 

En

Be squared E∷⊡◽◻◼ 
"The abstract drives me to despair, it escapes me," declared Violette Leduc. Which is to say: it stirs questions, discomfort, resistance. Which is to say: no one understands it. But what should one understand? 
A riddle posed by your painting… 
I feel lost before it. It is like the raw sun — harsh, arid, blinding — upon exiting the cavern, shadowy and sickly-sweet. And from which the gaze may choose to turn away: one ignores it, scorns it, dismisses it as childish — a lesser being, stripped of technique and knowledge. A strange paradox. 
I often hear it said that one must be educated to understand the abstract, and that in this lies its weakness — less powerful, less interesting than the figurative. But are we not, on the contrary, thoroughly educated in figuration? Conditioned, structured, formatted to recognize and grasp a still life, a landscape, a human figure? Have we not been taught that this is Beauty — Fine Art? Isn’t it the very same gaze that the trusting prisoner casts upon the simulacra of his cave, the eye docile, long-polished? And yet, is it not this painting — the least figurative, the most bare — that strikes at the heart of our perception of the world, and makes it tremble? 
The abstract escapes me because it sets me free. For the first time, I am no longer subject to the doxa. I am free. Desperately free. Free to the point of suffocating with anxiety. We know how terrifying the sudden recovery of freedom can be… 
Freed from mimesis, released from cliché, the gaze is lit by an affective and philosophical experience. Stripped of all its mental protections, it surrenders to sensation. Things and objects vanish behind the explosion of feeling: lights, movements. What does the prisoner see, who has never yet seen the sky, if not a riot of unknown colors and unfamiliar forms? From this arise impressions — intrinsic, unpredictable, unassignable, outside of time. 
Your painting holds no memory, no perspective. It is a lightning-flash of creation, escaping us like everything that cannot be understood or retained. It is neither causal nor narrative, but sudden. Pure effraction. 
To arrive at this point, you had to dive into the Crisis, and pull me with you into catastrophe. To abolish prejudice, opinion, doxa, in order to reach naked vision. To escape all pre-vision. Your painting touches the very edge of existence. 

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